La route de Spectre City
À l’horizon palpitait une clarté blanche et froide dont la flamboyance perçait impérieusement l’impitoyable ciel bleu du désert. Cet éblouissement, aussi soudain que frigorifiant, indiqua à Demeris qu’il avait atteint la frontière. Il apercevait enfin, pour la première fois, l’endroit où s’achevait le territoire humain et où commençaient les terres occupées par les extraterrestres.
Il marqua une pause le temps de scruter les alentours, s’attendant presque à voir des monstres survoler le côté opposé de la ligne de démarcation ; juste à ce moment-là, comme par un fait exprès, une chose étrange passa en battant des ailes, tache de noirceur sur le fond d’aveuglant chatoiement qui nimbait tout le paysage dans la Zone occupée. C’était une créature massive d’une fois et demie la taille d’un faucon, avec un gros ventre verdâtre, des ailes en lames de scie et une longue épine dorsale sinueuse terminée par une petite tête violette de forme arrondie. Elle était si mal fichue que Demeris ne put se retenir de rire. Comment pouvait-elle tenir en l’air ? L’oiseau – si c’en était bien un – passa au-dessus de lui en se dirigeant vers le nord, lâchant dans son sillage une série de fientes turquoise. Chaque fois qu’elles atterrissaient dans les herbes sèches, une petite flamme s’allumait.
« Merci beaucoup pour ce charmant accueil ! » lui lança Demeris avec une crânerie qui ne reflétait pas très fidèlement son état d’esprit.
Il s’approcha de la barrière. Elle surgissait du sol comme un mur, mais un mur intangible et plus ou moins transparent : à travers cet écran de lumière, qui lui donnait le vertige, Demeris distingua les vagues contours de ce qui se trouvait au-delà. Un paysage flou qui, du côté Spectre, ne devait pas présenter de différence majeure avec ce qu’il voyait autour de lui – dunes peu élevées, plaques d’armoise grisâtre, bouquet plus ou moins abondants de figuiers de Barbarie –, mais qu’il sentait mystérieusement teinté d’étrangeté, avec des hauteurs en dents de scie, des abîmes anguleux dont les parois émettaient un éclat métallique bleu-vert, des arbres noirs et nus aux branches saillantes évoquant des barres transversales… Toutefois, l’ensemble était comme voilé par la luminosité de la barrière entre la Zone occupée et les États-Unis, ou plutôt par le morceau de territoire qui, sur son flanc ouest, avait jadis porté ce nom ; mais Demeris n’aurait su faire la part de ce qu’il percevait réellement et de ce qui pouvait n’être qu’un simple produit de son imagination enfiévrée.
Il se sentit parcouru par un frisson de dégoût. Son père, à présent disparu, avait toujours considéré les Spectres comme ses ennemis personnels, et lui-même avait hérité de cette vision. « Ils attendent leur heure, Nick, lui disait-il. Un de ces jours, ils vont franchir la ligne, tu verras ; alors ils nous prendront nos terres comme ils ont déjà pris celles qu’ils occupent. Et on ne pourra que les regarder faire. » Depuis lors. Demeris s’était attaché à maintenir l’ordre et la prospérité du petit ranch situé sur la frontière est du Pays libre qui représentait son héritage, et il vomissait les Spectres non seulement pour ce qu’ils avaient fait, mais parce qu’ils étaient haïssables en eux-mêmes – inconnus, étranges, inimaginables, en un mot, autres. Non humains. Il y avait des gens pour accepter tels quels les extraterrestres et le régime qu’ils avaient imposé aux ex-États-Unis ; pour ceux-là, c’était de l’histoire ancienne.
Quoi qu’il en soit, rien n’avait jamais laissé croire que les craintes de Demeris père puissent un jour se réaliser. Les Spectres restaient entre eux dans la Zone occupée. En cinquante ans, ils n’avaient jamais témoigné le moindre signe d’intérêt pour les territoires autres que ceux dont ils s’étaient emparés d’emblée.
Demeris fit un pas, puis un second. Il attendit que le flou se dissipe, mais en vain.
Il avait accompli la première partie du trajet Albuquerque-Spectre Land à dos de mule, et son frère l’avait accompagné jusqu’à la rive occidentale du Pecos. Là, il avait renvoyé Bud à la maison avec les bêtes. Bud avait cinq ans de moins que lui, mais déjà trois enfants. Les pères de famille n’avaient rien à faire en territoire Spectre. C’était seulement quand on était enfant qu’on passait de l’autre côté – pour s’amuser, mais aussi pour accomplir un petit exploit.
Malheureusement, Demeris n’avait pas eu l’occasion de faire cette incursion juvénile en territoire ennemi. Ses parents étaient morts alors qu’il était très jeune, laissant à sa charge l’éducation de deux sœurs et trois frères plus petits que lui. Une fois les enfants parvenus à l’âge adulte, il était trop vieux pour s’intéresser à ce genre d’aventure. Mais au mois de juin, son plus jeune frère, Tom – un gamin totalement imprévisible, à la tête pleine de fantasmes incompréhensibles et d’aspirations incohérentes, qui venait d’avoir dix-huit ans – était parti faire son Entrada. (C’était ainsi qu’on appelait, au Nouveau-Mexique, la première traversée de la frontière, sorte de rite de passage ou formalité à accomplir pour montrer qu’on était devenu adulte. Demeris n’avait jamais vu ce qu’il y avait d’adulte là-dedans, mais de toute façon, en règle générale il ne voyait pas les choses comme les autres.) Donc, Tom avait fait son entrée.
Mais il n’était pas revenu.
Traditionnellement, l’Entrada durait trente jours. Or Tom était parti depuis trois mois. Et, depuis, le souci tenaillait Demeris comme une douleur dentaire. Tom était son petit dernier tout fou. Il l’avait toujours été et le resterait toujours. Aussi avait-il décidé de se lancer à sa poursuite. Il fallait bien que quelqu’un le fasse sortir de là, et comme il était le chef de famille, celui qui, dès le début, recherchait les responsabilités comme d’autres recherchent l’ombre les jours de grand soleil, il s’était désigné pour cette mission. C’était ce que son père aurait voulu. En outre, à part Tom, Demeris était le seul membre de la famille à ne s’être jamais marié, à n’avoir jamais eu d’enfants, et donc à pouvoir prendre ce risque.
Ce qu’il faut faire, lui avait dit Bud, c’est aller jusqu’à la barrière et continuer tout droit sans tenir compte de ce que tu vois, de ce que tu ressens ou de ce que tu crois devoir faire. « Ils vont te bombarder de tas de trucs. Mais n’y fais pas attention. Va tout droit. »
Eh bien, maintenant il y était, dans la zone-barrière.
Tu vas jusque-là et tu continues quoi qu’on te fasse, quoi qu’on te balance dessus.
Bon, très bien. Demeris alla donc jusque-là et continua tout droit.
Au moment précis où il aborda la lisière du champ, il sentit que celui-ci l’agressait, déferlant sur lui par ondulations successives – Un peu comme dans un tremblement de terre, supputa-t-il –, le secouant sans répit et l’obligeant à lutter pour conserver son équilibre tant il glissait et dérapait sur place. Autour de lui, tout devint d’un jaune impénétrable, au point qu’il n’y voyait plus à deux mètres où qu’il se tourne. Au-devant miroitait une zone floue couleur sang qui prit brusquement l’aspect d’une armée de chenilles écarlates aux yeux globuleux ; celles-ci vinrent sur lui par millions, tel un ardent tapis sinueux étalé tout autour de lui. On entendait leurs petites dents grincer ainsi qu’une espèce de marmonnement exaspéré à mesure qu’elles approchaient. Pas moyen de les éviter. Il marcha sur le tapis qui lui fit l’impression d’une mer de vase. Les chenilles émettaient un grondement sourd quand il les écrasait sous ses pieds. « Des visions de cauchemar », disait la voix de Bud à son oreille, ou plutôt dans sa tête. « Rien que des visions de cauchemar. » Admettons. Demeris poursuivit sa pénible progression. De quelle largeur était la zone-tampon, au fait ? Vingt mètres ? Cinquante ? Il avait mal partout, ses yeux le piquaient, il avait l’impression que ses dents se mettaient à branler. Après le tapis de chenilles, il rencontra un abîme de gelée verte et tremblotante, mais impossible de faire demi-tour. Il se força à y pénétrer, pour se retrouver enveloppé dans cette mystérieuse substance comme dans une couverture ; une onde de douleur déferla sur son corps, du scrotum à la nuque ; il voulut l’esquiver en pivotant et en se contorsionnant, et sentit sa colonne vertébrale plier comme si elle allait surgir de sa chair à la manière d’une arête de poisson se détachant d’un filet. Une pluie pestilentielle le fouetta horizontalement, puis ce fut un grésil incandescent qui lui griffa le front en lui arrachant des hurlements de rage. Pas étonnant qu’on n’ait jamais pu faire franchir la barrière à une mule. Tête baissée, cherchant son souffle, il s’obligea à faire encore quelques pas. Une sorte de crabe ailé sortit en voletant d’une flaque boueuse fumante et le mordit à l’intérieur du bras, juste au-dessous du coude. Un geyser de sang noir jaillit de la plaie. Demeris poussa un grand cri et secoua violemment le bras pour se débarrasser de la créature. La douleur allumait un trait de feu depuis l’épaule jusqu’à l’extrémité de ses doigts animés de tressaillements. Incrédule, il vit que sa main n’était plus qu’une boule de chair à vif hérissée de baguettes noircies. Mais ce spectacle se troubla bientôt et le jeune homme retrouva une main normale.
Il sentait des larmes couler sur ses joues, ce qui ne laissa pas de l’étonner : la dernière fois qu’il avait pleuré, c’était pour la mort de son père, il y avait bien longtemps. Tout à coup, il eut une envie irrépressible de faire demi-tour, d’abandonner pendant qu’il était encore temps. Cela aussi le surprit. Il avait toujours été du genre à s’obstiner, à faire le nécessaire en toute circonstance même quand on lui disait : « Ne fais pas l’imbécile, Demeris, sois donc moins dur avec toi-même ; laisse un peu faire les autres, pour une fois. » Il se contentait de hausser les épaules. Que les gens se débinent si ça leur chantait ; lui n’était pas comme ça, point final. Et voilà que dans la situation présente, qui ne lui permettait justement pas de se débiner, il était fortement tenté de céder, de rebrousser chemin. Mais ce n’était que la barrière qui lui jouait des tours pendables, il le savait. Il enferma donc ses envies de reddition dans une petite coque bien dure qu’il jeta au loin et regarda se consumer dans une brève explosion de flammes. Puis il continua.
Trois soleils flamboyaient dans le ciel – un rouge, un vert et un bleu. L’air en fusion laissait échapper des babillages incompréhensibles pareils à des parasites démoniaques ; puis Demeris vit subitement planer autour de lui des visages sans corps qui tressautaient et miroitaient dans la pénombre épaisse. Des visages de gens qu’il connaissait : ses sœurs Ellie et Netta, ses neveux et nièces, ses amis. Il les appela à grands cris mais ils étaient tous atrocement déformés, affublés de joues proéminentes et d’yeux exorbités, comme des reflets grotesques dans un palais des glaces. Ils le regardaient en riant. Ensuite il aperçut son père et sa mère, qui eux aussi le désignaient en riant ; alors l’impossibilité lui sauta aux yeux et il comprit : Bud avait raison, ce n’étaient encore que des illusions, des hallucinations. Ce que ses yeux semblaient lui montrer, en fait, il le portait en lui. Cela faisait partie de lui, donc cela ne pouvait pas lui faire de mal.
Il se mit à courir. Il lui fallut plonger dans un entrelacs de filaments glissants formant une espèce de rideau moelleux, spongieux, qu’il déchira et qui finit par céder ; il tomba à plat ventre dans un banal tas de sable. Le sol du désert, tout ce qu’il y avait de plus prosaïque, sans couleurs fantaisistes ni textures inhabituelles. Alors, encore un mirage ? Non, non cette fois c’était la réalité. Les soleils surnuméraires avaient disparu et celui qui restait était jaune, ainsi qu’il l’avait toujours connu. Une brise fraîche lui caressa le visage. Il était passé. Il avait réussi.
Il resta allongé une minute ou deux, le temps de reprendre son souffle.
Sentant des élancements douloureux dans son bras, il vit qu’il avait effectivement une entaille irrégulière tout près du pli du coude, là où il s’était imaginé mordu par la chose-crabe. Pourtant, ce n’était qu’un rêve, une illusion, non ? Ça mord, les illusions ? La douleur, elle, n’avait rien d’illusoire. Il la sentait remonter jusqu’au fond de sa gorge, jusqu’à ses narines, jusqu’à son front même. Une vilaine brûlure pulsatile lui parcourait le bras en imprimant à sa main un tremblement synchrone. L’entaille proprement dite était profonde et mesurait bien cinq centimètres de long. À chaque battement de son cœur un filet de sang neuf s’en échappait. Bravo. Je vais perdre tout mon sang et mourir d’une blessure imaginaire avant d’avoir fait trois mètres en Zone occupée. Mais au bout d’un moment la plaie coagula et le saignement se tarit ; malheureusement, la douleur ne disparut pas.
Il se releva tant bien que mal et jeta un regard alentour.
Derrière lui se dressait le champ-barrière, matérialisé par une colonne qui, vue de ce côté, n’avait pas l’air beaucoup plus menaçante qu’un faisceau de projecteur. Plus loin, il distinguait confusément les flatlands désertiques du Pays libre, la contrée broussailleuse et banale qu’il venait de quitter.
En revanche, là où il se trouvait maintenant, tout n’était que magie et mystère.
Demeris pouvait plus ou moins identifier le matériau de base composant le paysage sous-jacent, ce « milieu de nulle part » stérile et desséché, entre Texas et Nouveau-Mexique, où il avait passé toute sa vie. Mais ici, de l’autre côté de la barrière, les envahisseurs en avaient sérieusement chamboulé l’aspect général. Les buttes dentelées et les arroyos bleu-vert que Demeris avait entrevus depuis le bord opposé, à travers le champ, n’étaient pas des illusions ; on avait manifestement pris la peine de recomposer ce désert en y plantant toutes sortes de structures et autres éléments bizarres. Il découvrit d’étranges étendues de terre curieusement colorée, avec çà et là une tour métallique disloquée et des formations géologiques globalement déformées – cônes contournés, spires effilées et couches de terrain entièrement soulevées – qui lui firent mal aux yeux. Il vit aussi des bosquets d’arbres inconnus dont les feuilles semblaient en fil métallique et des arroyos traversés en tous sens par des filaments noirâtres et luisants du plus sinistre effet, évoquant des points de suture sur une plaie. Tout cela parfaitement matériel, réel, sans les tortillements et déplacements constants des choses peuplant l’intérieur du champ-barrière. Où qu’il portât son regard, il voyait la marque laissée sur la terre par les conquérants. Il se dit que c’était parfois assez beau, d’ailleurs, puis se reprit vivement, atterré par sa réaction. Pourtant, il y avait bel et bien une singulière forme de beauté dans ce paysage inhumain. Il en était dégoûté et ému à la fois, et ses sentiments lui paraissaient si complexes qu’il ne savait pas très bien qu’en faire.
Ils avaient dû chercher à recréer le paysage de leur planète. L’idée qu’un monde entier puisse avoir cette allure l’amenait au bord de la nausée. Ce qu’ils avaient fait ici relevait de l’affront pur et simple. La terre, c’était fait pour qu’on y vive et qu’on en vive, pas pour jouer avec. Ils n’avaient pas le droit de nous en prendre une partie pour la modeler à l’image de la leur, se dit-il en sentant renaître sa colère.
Il pensa à son ranch, à ses chevaux, ses dindons, ses granges, aux quatre hectares de bonne terre brun-roux, aux rangées de blé mûrissant au soleil automnal, à la clôture qu’il avait édifiée de ses propres mains derrière celle, pratiquement identique, que son père avait fabriquée avant lui… Tout cela composait une réalité… réelle, ordinaire, familière, concrète – une réalité qu’il pouvait non seulement comprendre, mais aussi aimer. Le foyer, la famille, le travail salutaire et sain : il n’y avait rien de tel. Alors que ce qu’il avait sous les yeux… cette folie, cette horreur…
Il déchira une des chemises qu’il transportait dans son sac à dos et noua une bande de tissu autour de sa blessure. Puis il se mit en marche vers l’est, où il espérait trouver Tom dans l’importante colonie implantée à mi-chemin entre l’ex-ville d’Amarillo et l’ex-ville de Lubbock, l’endroit qu’on appelait dorénavant « Spectre City ».
Il guettait constamment l’apparition de créatures ou de plantes extraterrestres, et cela impliquait d’observer sans relâche ce qui se passait devant et derrière lui, de humer l’air et de chercher à repérer des traces ou des pistes. Les Spectres avaient apporté de chez eux tout un tas de bêtes sauvages qu’ils avaient lâchées dans le désert. « C’est l’Afrique, là-bas, avait dit Bob. Tu ne sais jamais ce qui va te tomber dessus pour t’avaler tout rond. » Demeris savait qu’une fois par an les extraterrestres organisaient une immense partie de chasse tout autour de Spectre City, une espèce de rassemblement général parfaitement apocalyptique au cours duquel ils traquaient et abattaient par milliers leurs étranges animaux ; après cela, des fleuves de sang bleu et vert se déversaient dans les rues. Le reste du temps, les bêtes rôdaient en liberté dans l’arrière-pays. Parfois, l’une d’elles s’aventurait de l’autre côté de la barrière-frontière et pénétrait dans le Pays libre ; quand il s’était livré aux préparatifs de son voyage, Demeris avait visité près de Bernalillo un ranch où étaient exposés, comme au zoo, une dizaine de ces animaux égarés – créatures lugubres au cou rouge et écailleux, affublées d’un bec d’oiseau, d’oreilles en forme d’ailes de chauves-souris caoutchouteuses et de tentacules crâniens, ou énormes bêtes féroces qu’on aurait dites assemblées au hasard à partir d’un stock de pièces détachées dépareillées. Mais jusqu’ici, il n’avait rien croisé de plus menaçant que des lièvres et des lézards. De temps à autre passait dans le ciel un oiseau qui n’en était pas un – une des choses à cou couvert d’écailles qu’il avait vues un peu plus tôt, puis une autre de la taille d’un aigle, avec quatre ailes transparentes et veinées évoquant celles des libellules, mais entre lesquelles on distinguait un corps de phalène épais et velu, et enfin une troisième dotée d’une demi-douzaine d’appendices préhensiles qui pendaient derrière elle sur deux ou trois mètres en se tortillant sans arrêt, sans doute pour ramasser de la nourriture. Il la vit d’ailleurs engloutir un geai comme un vulgaire insecte.
Au bout de trois heures de marche en Zone occupée, il atteignit un groupe de petites maisons mal tenues au fond d’une cuvette aux allures de lac asséché. Tout autour, une mince couronne de végétation broussailleuse du genre courant – créosote, mesquite, yuccas… Des chevaux près d’un trou d’eau, deux vaches noir et blanc ruminant des figues de Barbarie, quelques enfants à demi nus courant en rond dans la poussière. Ils n’avaient rien d’inhumain, pas plus que les constructions, les chariots ou les silos disséminés çà et là. Tout le monde savait bien que les Spectres étaient des Métamorphes – qu’ils pouvaient prendre forme humaine quand ça leur chantait – et que, d’ailleurs, la première colonne infiltrée aux États-Unis pour préparer l’invasion avait été entièrement composée d’individus à l’apparence humaine. Mais le plus probable était qu’il avait sous les yeux un vrai village humain. Bud lui avait dit qu’il existait entre la frontière et Spectre City quelques bourgades habitées par les descendants des gens qui avaient choisi de demeurer en Zone occupée après la conquête. La plupart des individus sensés étaient partis à l’arrivée des envahisseurs, même si ces derniers ne leur en avaient pas fait la demande formelle, mais quelques-uns étaient restés.
L’après-midi était bien entamé et la fraîcheur du soir commençait à imprégner l’air limpide et sec. Demeris ressentait toujours une pulsation douloureuse au bras et la perspective de passer la nuit dehors ne lui disait rien qui vaille. Peut-être les villageois l’autoriseraient-ils à dormir chez eux.
Quand il eut parcouru la moitié du chemin de terre, un petit bonhomme à la peau tannée comme le cuir, qui avait tout du gnome et paraissait âgé d’au moins quatre-vingt-dix ans, sortit lentement de derrière un buisson de mesquite noueux pour venir se planter, l’air vigilant, au beau milieu du chemin. Un moment plus tard, ce fut le tour d’un adolescent d’environ seize ans, petit et trapu, qui portait un jean déchiré et un maillot de corps tout effrangé. Il tenait ce qui rassemblait fort à une arme – arme que, sur un geste du vieillard, il pointa sur Demeris. C’était un tube brillant de cinquante centimètres de long pourvu d’un bec à une extrémité et d’une poire en caoutchouc à l’autre. Le bec visait Demeris en pleine poitrine. Le jeune homme s’immobilisa, les mains en l’air.
Le vieillard prononça quelques mots dans une langue ponctuée de grognements et de clics, avec de temps en temps de petits reniflements sibilants. Le jeune garçon en jean acquiesça et répondit dans le même langage.
Puis, s’adressant à Demeris : « Vous voyagez seul ? » Les cheveux et les yeux sombres, il était sans doute de sang majoritairement indien ou mexicain. Une cicatrice irrégulière courait en travers de sa joue pour aller rejoindre son front.
Sans baisser les bras, Demeris répondit : « Seul, oui. Je viens de l’autre côté.
— Ça, faut pas être bien malin pour s’en apercevoir. » La voix du gamin était pâteuse, son accent inconnu ; curieusement, il omettait la dernière syllabe de chaque mot. Demeris devait se concentrer pour le comprendre. « Vous faites votre Entrada ? Un peu vieux pour ça, non ? » Une lueur d’amusement brilla dans ses yeux, mais sans gagner le reste de son visage.
« Non. C’est la première fois que je passe la ligne, certes, mais ce n’est pas pour autant mon Entrada.
— La première fois, ça s’appelle une Entrada. » L’adolescent s’adressa de nouveau au vieillard, qui lui répondit longuement. Demeris patienta. Enfin le jeune garçon se retourna vers lui. « O.K. Remigio dit qu’on doit vous aider. Que si vous voulez passer vos trente jours ici, vous pouvez. Vous travaillerez aux champs, c’est tout. On peut même vous vendre des trucs de Spectres pour que vous puissiez les montrer en rentrant, comme vous le faites toujours, vous autres. O.K. ? »
Demeris sentit le feu lui monter aux joues. « Puisque je vous dis que ce n’est pas une Entrada ! Les Entradas, c’est bon pour rigoler, c’est pour les gosses. Je ne suis plus un gosse.
— Alors qu’est-ce que vous faites là ?
— J’essaie de retrouver mon frère. »
Le gamin fronça les sourcils, puis cracha dans la poussière du chemin, mais pas tout à fait dans la direction de Demeris. « Et vous croyez qu’il est chez nous ?
— Non, plutôt à Spectre City, je pense.
— À Spectre City, hein ? Ouais, c’est sûrement là qu’il est. C’est là qu’ils vont tous. Pour la chasse. » Il posa un doigt sur sa tempe et l’y fit pivoter. « Faut être un peu cinglé pour faire une chose pareille, vous pouvez me croire. Aller là-bas pour la chasse ! Non mais vraiment… Quelle bande de crétins. » Puis il rit et reprit : « Bon, allez. Je vais vous montrer où vous pouvez vous installer pour la nuit. »
On le logea dans une cabane branlante et durement éprouvée par les intempéries dont les planches étaient espacées au point de laisser voir de larges bandes de ciel. Elle était située à la sortie du bourg, à une centaine de mètres de la plus proche bâtisse, et ne contenait en guise de couchette qu’un paquet de chiffons piquetés d’humidité. Certains lambeaux arboraient des inscriptions à demi effacées en écriture manuscrite spectre, une succession de signes curvilignes totalement impénétrables pour Demeris. Derrière la bicoque, une fosse d’aisances. À proximité, un minuscule ruisseau. Demeris alla y nettoyer sa plaie, qui l’élançait toujours mais avait meilleure allure. Il crut pouvoir faire confiance à l’eau courante. Il but longuement et remplit ses gourdes. Puis il resta un bon moment assis sur le seuil de la cahute, la tête vide, le temps de se remettre après sa longue journée de marche et le passage de la frontière.
À la tombée de la nuit, le même adolescent revint le chercher pour le conduire au réfectoire communautaire. Il y avait là cinquante à soixante individus regroupés par familles sur de longs bancs. Quelques-uns avaient l’air anglo-saxon, mais la plupart devaient être d’origine mêlée – indienne et mexicaine. Les conversations étaient rares et se tenaient de toute façon dans la langue du coin, clics, grognements et reniflements. On ne fit pratiquement pas attention à lui. On aurait dit qu’il était invisible ; pourtant, quelques personnes lui jetaient un coup d’œil de temps en temps, ce qui lui fournissait l’occasion de percevoir leur hostilité, si puissante qu’elle en devenait presque palpable.
Il mangea en vitesse et retourna à sa cabane. Mais le sommeil refusa de venir. Il le chercha des heures en écoutant le vent qui soufflait du Texas et en aspirant à se retrouver chez lui, sur ses quatre hectares, dans la ferme en adobe dont il connaissait par cœur les moindres recoins, avec, tout près, les maisons de ses frères et sœurs. Pendant quelque temps il entendit chanter – ou plutôt psalmodier – dans le village. Les voix rudes, gutturales et changeantes dressaient un mur de sons pleins de raideur, pour ainsi dire anguleux, qui ne suivaient aucune structure mélodique connue de lui. En les écoutant, il ressentit toute l’étrangeté de ces gens habitués depuis si longtemps à vivre sous la domination des Spectres, dont les mœurs et les idées avaient fini par déteindre sur eux. Comment avaient-ils survécu ? Comment avaient-ils pu supporter tous ces bouleversements, et aussi l’impression d’être leur propriété ? Pourtant, ils s’étaient adaptés, et ce en subissant une mue dont la nature échappait totalement à Demeris.
Plus tard lui parvinrent d’autres sons, ceux de la vie nocturne dans le désert – ululements, plaintes et autres cris stridents qui pouvaient provenir de chouettes et de coyotes, mais ce n’était pas du tout certain. Il crut percevoir aussi de mystérieuses allées et venues devant sa hutte, mais il était trop assommé de fatigue pour se relever et aller voir ce qui se passait. Il finit par sombrer dans une espèce de torpeur où il nagea jusqu’à l’aube. Juste avant le lever du soleil, il rêva qu’il redevenait enfant ; ses parents étaient encore en vie, Dave, Bud et les filles étaient tout petits et Tom pas encore né. Son père et lui chassaient les Spectres dans la plaine – de vastes essaims de Spectres luisants et vaporeux qui passaient au-dessus de leurs têtes en nuages compacts, comme des moustiques ; deux braves marchant côte à côte, un grand et un plus petit, et abattant la multitude d’extraterrestres à coups de fusil à fléchettes qui les faisaient éclater comme des ballons. En mourant, ils émettaient un son suraigu pareil au frottement de deux surfaces métalliques, puis dégageaient une odeur d’œuf pourri et piquaient vers le sol. Celui-ci était alors recouvert d’une écume vitreuse qui fondait rapidement, ne laissant derrière elle qu’une zone calcinée et floconneuse. Ce rêve lui causa une intense satisfaction. Puis un flot de lumière matinale entra par les interstices entre les planches et le réveilla.
En sortant de la cabane, il découvrit à une vingtaine de mètres une petite tente qui n’était pas là la veille. Un énorme animal jaune moucheté y était à l’attache et broutait les herbes folles. Cela aurait pu être un chameau, si les chameaux avaient la taille d’un éléphant, trois bosses creuses et des yeux verts globuleux gros comme des soucoupes, sans parler des genoux à double articulation. Comme Demeris le regardait bouche bée, une femme en pantalon kaki moulant et en chemise boutonnée jusqu’au col sortit de la tente et lui lança : « Vous n’en aviez encore jamais vu ?
— Ça, vous pouvez le dire. C’est la première fois que je passe de ce côté-ci de la frontière.
— Ah bon ? » Elle aussi avait un accent. Moins étrange que celui de l’adolescent, mais avec une tournure spéciale, des sonorités sous-jacentes de cloche sonnant le glas derrière l’agencement des mots proprement dits.
Elle était relativement jeune, élancée et plutôt séduisante : cheveux châtains, longs et raides, pommettes hautes et faciès anglo-saxon, avec le hâle en plus. Difficile de lui donner un âge. Quelque part entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Ses yeux étaient très sombres mais brillants, avec un aspect presque vernissé et un regard singulièrement chargé de défi. Il lui sembla déceler autour d’elle une sorte d’aura, un incompréhensible crépitement qui l’attirait et le repoussait à la fois.
Elle lui apprit le nom de la créature-chameau, une sonorité complexe et traînante, à mi-chemin entre le sifflet et le vrombissement, terminée par un ton ascendant.
« À vous, maintenant », suggéra-t-elle.
Demeris la regarda sans comprendre. C’était un son impossible à imiter !
« Mais si, à votre tour.
— Euh… je ne parle pas spectre.
— C’est juste une question d’entraînement. »
Elle le regardait droit dans les yeux, avec une franchise, une fermeté presque agressives. Chez lui, il ne connaissait pas beaucoup de femmes qui regardaient les hommes comme ça. Il était plutôt habitué à ce qu’elles dépendent de lui, à ce qu’elles puisent en lui leurs forces et le reste, jusqu’à être enfin capables de continuer leur route en le laissant cheminer sur la sienne.
« Je m’appelle Jill, reprit-elle. J’habite Spectre City. Je rentre chez moi après quelques semaines au Texas.
— Nick Demeris. Je suis d’Albuquerque et je vais dans la même direction que vous.
— Quelle coïncidence.
— Eh oui. »
À cet instant précis naquit en lui un fantasme incandescent : l’alchimie des sens venait de frapper cette femme comme la foudre ; elle allait l’inviter à faire le voyage avec elle ; ils s’enfonceraient côte à côte dans le désert, et quand ils dresseraient le camp, le soir venu, elle se tournerait vers lui, les lèvres entrouvertes, les yeux étincelants. Elle lui ouvrirait les bras, lui ferait signe d’approcher, et…
Il fut surpris par l’urgence et l’intensité de cette idée, comme par son ineptie adolescente. Comment pouvait-il se mettre dans des états pareils ? Cette femme ne l’attirait même pas tant que cela.
Quoi qu’il en soit, la perspective était peu probable, et il s’en rendait très bien compte. La jeune femme semblait parfaitement à l’aise, maîtresse d’elle-même, on ne peut plus autonome. Elle n’aurait nul besoin de sa compagnie, ni de ce qu’il avait à lui offrir.
« Qu’est-ce qui vous amène par ici ? » s’enquit-elle.
Il lui parla de son frère disparu. Elle l’écouta d’un air pensif, les sourcils froncés. En réalité, elle le scruta longuement, attentivement, comme pour percer du regard sa calotte crânienne, en tournant alternativement la tête d’un côté puis de l’autre. De toute évidence, elle le jaugeait.
« Il se peut que je le connaisse, finit-elle par déclarer tranquillement.
— Vraiment ? » Il battit des paupières. « Vous parlez sérieusement ?
— Il est un peu moins grand que vous mais plus trapu, c’est ça ? Sinon, il vous ressemble – en plus jeune. La parenté est même remarquable ; le visage est plus large mais le dessin des pommettes est le même, ainsi que le front haut, la couleur des yeux et des cheveux, qui sont plus longs chez lui, toutefois. Même expression grave qui ne vous quitte pas, ni l’un ni l’autre. Vous êtes perpétuellement sous tension, hein ?
— C’est bien lui ». répondit Demeris en sentant croître son étonnement. « Ça ne peut être que lui.
— Il s’appelait Don, je crois ? Ou plutôt Tom. Enfin, Don ou Tom, un prénom très court, en tout cas.
— Tom.
— C’est ça, Tom. »
Demeris n’en revenait pas. « Comment se fait-il que vous le connaissiez ?
— Il a débarqué à Spectre City il y a à peu près deux mois. En juin ou en juillet, quelque chose comme ça. Ça n’est pas tellement grand, chez nous ; quand des nouveaux se présentent, ça se remarque. Il n’y avait qu’à le regarder pour voir qu’il venait du Pays libre. Ces yeux écarquillés, cette allure décharnée, cette façon de tout regarder bouche bée… Pourtant, je le trouvais un peu différent des autres gamins en Entrada, comme s’il portait en lui une espèce de ressort prêt à se détendre à tout moment, comme s’il n’avait pas entrepris cette expédition comme ça, pour pouvoir dire qu’il l’avait fait, mais parce qu’elle avait un tout autre sens pour lui, quelque chose de profond que lui seul pouvait comprendre. Un drôle de type, en fait.
— Tout le portrait de Tom, en effet. » Demeris sentait un tic animer un côté de son visage. « Vous croyez qu’il y est encore ?
— Possible. Et même probable. Il parlait de rester un certain temps, au moins jusqu’à l’automne – la période de la chasse.
— C’est-à-dire ?
— Ça commence la semaine prochaine.
— Alors j’ai encore une chance de le retrouver. Si j’arrive à temps.
— Je pars cet après-midi. Je peux vous emmener, si vous voulez.
— Ah bon ? » Demeris en resta stupéfait. L’alchimie instantanée des sens aurait-elle fonctionné, finalement ? Son petit fantasme adolescent avait-il une chance de se réaliser ? Tout cela était un peu trop rapide, trop facile. Dans la vie, ça ne marchait pas comme ça, en général. Pourtant…
« Mais oui. Il y a largement la place sur les bosses de ma monture. Si vous y allez à pied, à condition de bien marcher, le voyage vous prendra au bas mot une semaine. Alors qu’avec moi, vous en aurez au plus pour deux jours. »
Après tout, pourquoi pas ? songea-t-il.
Il aurait été bien bête de décliner son offre. Ces paysages malmenés par les Spectres dégageaient une atmosphère maléfique quand on s’y déplaçait seul.
« D’accord, répondit-il au bout d’un temps. Avec plaisir. Si vous êtes certaine que…
— Si je n’en étais pas certaine, je ne vous le proposerais pas. »
Tout à coup, il lui vint à l’idée qu’il s’était passé quelque chose entre Tom et cette femme, là-bas, à Spectre City. Mais oui, bien sûr, c’était cela ! Sinon, pourquoi garderait-elle un souvenir aussi détaillé d’un jeune homme inconnu arrivé dans sa ville deux bons mois plus tôt ? Décidément, il y avait anguille sous roche. Elle avait dû faire sa connaissance dans un bar, boire un ou deux verres avec lui, bavarder un peu, passer une ou deux nuits mouvementées en sa compagnie, voire nouer une véritable liaison. C’était bien le genre de Tom, même si elle avait dix ou quinze ans de plus que lui. Et aujourd’hui elle lui offrait de l’emmener, par courtoisie envers un membre de la famille, en quelque sorte. Ce n’était pas du tout son formidable charme mâle qui était en cause, mais une simple marque de politesse de la part de cette femme. Ou bien de curiosité à l’égard d’un homme qui était justement le frère de Tom.
Elle rompit le long silence désorienté de Demeris. « Ma monture a encore besoin d’un peu de temps pour se restaurer. Ensuite, on pourra s’en aller. Alors rendez-vous vers deux heures, d’accord ? »
Après le petit déjeuner, le gamin de la veille vint le trouver au réfectoire. « Vous avez fait la connaissance de la femme qui est arrivée pendant la nuit, hein ?
— Elle me propose de m’emmener à Spectre City, oui », acquiesça Demeris.
Une indubitable lueur de mépris s’alluma dans le regard de l’adolescent. « Gentil de sa part. Vous avez accepté ?
— C’est toujours mieux que d’y aller à pied, non ? »
Un bref regard entendu. « Si vous faites ça, vous êtes cinglé.
— Ah bon ? Et pourquoi donc ? » s’enquit Demeris en se renfrognant.
Le jeune garçon réprima un petit rire en posant une main sur sa bouche. « Mais cette femme, c’est une Spectre ! Ne me dites pas que vous ne l’aviez pas vu ! Il faudrait être drôlement bête pour voyager en compagnie d’une Spectre ! »
Demeris en resta quelques instants sans voix, puis l’ébahissement céda la place à la colère. « Arrête de me faire marcher, s’irrita-t-il.
— Ouais, c’est ça. C’était pour rire. Une blague, quoi. Rien qu’une blague. » Brusquement, la voix du gamin se fit atone, glaciale, résonnant de contradictions internes. Dans ses yeux noirs, le mépris était à présent évident. « Eh bien, faites le trajet avec elle si ça vous chante. Qu’elle fasse ce qu’elle veut de vous une fois que vous serez là-bas, dans le désert. C’est pas mes affaires, de toute façon. Vous autres, les types du Pays libre, vous avez rien dans la tête. »
Demeris le considéra avec attention ; tout à coup ébranlé, il ne savait plus que croire. La froideur de ce regard véhiculait une impressionnante force de conviction. Mais comment Jill pouvait-elle être une extraterrestre ? Sa voix, son maintien, tout en elle était si convaincant ! Impossible que les Spectres sachent imiter les humains à ce point !
Si ?
« Tu as la preuve de ce que tu avances ?
— J’ai pas de preuve du tout. Je l’ai jamais vue, cette femme ; du moins je crois. Elle vient nous demander de l’abriter pour la nuit. Jusque-là ça va. On se fiche de savoir ce qu’elle est du moment qu’elle peut payer. Mais il suffit d’un peu de jugeote pour flairer le Spectre. Je vous le dis, moi. Maintenant, vous faites ce que vous voulez, hein ! Moi, je m’en fous. »
Le gamin s’éloigna. Demeris le regarda partir en secouant la tête. Il se sentait aussi ahuri, aussi choqué que s’il se retrouvait brutalement au bord d’un précipice.
Puis la colère s’empara à nouveau de lui. Jill, une Spectre ? Allons, voyons. Elle avait l’air on ne peut plus humain au contraire.
Oui, mais pourquoi le gosse aurait-il inventé une histoire pareille ? Il n’avait aucune raison pour ça. Et si ça se trouvait, il connaissait vraiment la vérité. Là-bas, de l’autre côté, certains paranoïaques patentés se promenaient en permanence avec des amulettes pour repérer les Spectres qui écumaient le Pays libre sous forme humaine – de petits gadgets censés sonner quand un extraterrestre approchait –, mais Demeris n’avait jamais pris ces choses-là au sérieux. Toutefois, on pouvait admettre que les humains vivant au milieu des Spectres soient sensibles à leur présence, malgré la perfection de leur travestissement. Eux n’avaient sûrement pas besoin de talismans pour les détecter. Ils avaient eu cent cinquante ans pour s’habituer à eux. Désormais, ils devaient être capables de les flairer.
Plus il y pensait, plus il était mal à l’aise.
Il fallait qu’il retourne lui parler.
Il la trouva au bord du cours d’eau, un peu en amont de sa propre hutte, en train d’étriller les flancs jaunes et hirsutes de sa monture éléphantesque au moyen d’une éponge rêche. Il fit halte à courte distance afin de l’observer, de discerner une trace de ses origines étrangères, quelque étincelle spectrale transparaissant sous l’apparence humaine.
Mais en vain. Rien, il ne lui trouvait rien d’anormal. Ce qui ne voulait pas nécessairement dire qu’elle était humaine.
Au bout d’un moment, elle remarqua sa présence. « Vous êtes prêt ? lança-t-elle par-dessus son épaule.
— Je ne sais pas très bien.
— Comment ça ? »
Il se contenta de la regarder fixement. Si c’est réellement une Spectre, pourquoi fait-elle semblant d’être humaine ? Et pourquoi une Spectre chercherait-elle à attirer un humain dans le désert avec elle ?
D’un autre côté, pourquoi le gosse lui aurait-il menti ?
Soudain, il lui apparut que la solution la plus simple et la plus sûre était de rompre le marché conclu et de se rendre à Spectre City par ses propres moyens, comme prévu. Le gamin pouvait très bien dire la vérité. L’idée même de voyager avec une Spectre, de la côtoyer, de partager un camp, une tente avec elle lui donnait la nausée. Répugnant ! Sans parler du danger éventuel. On racontait des histoires abracadabrantes à base de Spectres dévoreurs d’âmes, ou qui vampirisaient l’énergie des humains, voire pire. Alors pourquoi courir le risque ?
Il prit sa respiration. « Écoutez, j’ai changé d’avis, O.K. ? Je crois que je vais y aller seul en fin de compte. »
Elle se retourna et lui décocha un regard stupéfait. « Vous plaisantez ?
— Eh non.
— Vous tenez sincèrement à faire tout le chemin à pied, seul, au lieu de partager ma monture ?
— Eh oui. Je préfère.
— Dieu du ciel ! Mais enfin, pourquoi ? »
Demeris ne décela vraiment rien d’inhumain dans son ton exaspéré, ni dans l’irritation qui se lisait sur son expression. Il commençait à croire qu’il commettait une grave erreur. Mais il était trop tard pour reculer. Mal à l’aise, il reprit : « Je suis comme ça, c’est tout. C’est juste que je préfère faire les choses à ma manière, et que…
— Tu parles ! Je sais bien ce que vous avez en tête, allez. »
Demeris se tortilla sur place, de plus en plus gêné, mais garda le silence.
« On vous a raconté des choses, c’est ça ? fit-elle avec colère. Des bêtises, naturellement !
— Eh bien…
— D’accord, d’accord, crétin ! Vous voulez me tester ?
— Que voulez-vous dire ?
— Avec une de ces amulettes, là…
— Mais non. Je n’ai pas d’amulette sur moi. Je n’y crois pas. Ça ne vaut pas un clou.
— Elles vous diraient pourtant si je suis une Spectre.
— De toute façon, ça ne marche pas, à ce que j’ai entendu dire.
— Certaines, si. » Elle fouilla dans une fonte de selle posée par terre auprès d’elle et en retira un petit dispositif composé de fils et autres câbles noirs entortillés selon un motif compliqué. « Tenez, fit-elle durement. En voilà une qui marche. On la dirige sur ce qu’on veut, on appuie sur le bouton et ça émet une lueur rouge si on a un Spectre dans la ligne de mire. Prenez-la. Je vous en fais cadeau. Servez-vous-en pour vous rassurer sur la prochaine femme que vous rencontrerez. »
Elle lui jeta le gadget. Demeris l’attrapa au vol par pur réflexe puis resta là, impuissant, à regarder la jeune femme asséner une claque sur le flanc de l’éléphant-chameau pour lui intimer l’ordre de se mettre en marche. Sur quoi elle repartit vers sa tente.
Merde, se dit-il.
Il se sentait bête. La voix pleine de dédain de Jill ainsi que ses propres soupçons mesquins résonnaient encore à ses oreilles.
Aussi interdit que fâché – contre elle, contre lui, contre l’adolescent qui avait provoqué l’incident – il balança l’amulette dans le ruisseau. L’eau bouillonna en sifflant pendant un moment, puis l’objet disparut. Demeris tourna les talons et s’en fut préparer ses bagages.
La jeune femme avait déjà entrepris de démonter sa tente. Elle ne lui jeta pas un regard. L’éléphant-chameau, en revanche, tourna la tête pour le contempler d’un air sombre, puis son interminable lèvre violette s’allongea, dessinant une espèce de ricanement sardonique qui découvrit toutes ses dents. Demeris fusilla du regard l’impressionnant animal et lui adressa le signe du mauvais œil. Toi au moins, je peux t’envoyer promener.
Puis il hissa son sac sur ses épaules et entama l’ascension de la route qui sortait du village.
Il estima qu’il se trouvait quelque part sur l’ancienne frontière du Texas, sans doute encore du côté Nouveau-Mexique. Les extraterrestres n’avaient pas du tout respecté les démarcations officielles quand ils s’étaient attribué un domaine en plein milieu des États-Unis, vers le tournant du XXIe siècle ; une partie du Nouveau-Mexique s’était retrouvée en territoire étranger. Spectre Land était de forme plus ou moins triangulaire et s’étendait du Montana jusqu’aux Grands Lacs, le long de la frontière canadienne, pour s’effiler progressivement en direction du sud à travers les ex-États du Wyoming, du Nebraska, de l’Iowa, du Texas et de la Louisiane, mais en englobant aussi un petit bout de l’est du Nouveau-Mexique. Demeris avait appris cela à l’école. Les élèves devaient tous étudier l’ancienne carte des États-Unis – pour que les humains n’oublient pas le passé, disait-on, car un jour le pays se relèverait de son infortune.
Tu parles ! Les Spectres en avaient évidé le cœur même, au sens propre et au sens figuré. Ils n’avaient pratiquement rencontré aucune résistance et toutes les tentatives de contre-attaque s’étaient trouvées balayées avec une facilité déconcertante : les armes américaines avaient toutes été neutralisées, les réseaux de communication réduits au silence, son armée de libération absorbée par la Zone occupée comme une goutte d’eau dans un lac. Il n’y avait plus un pays appelé États-Unis d’Amérique mais deux : l’un à ouest, qui allait de l’État de Washington et de l’Idaho jusqu’à la frontière mexicaine au sud et qui aimait à se baptiser Pays libre, et l’autre à l’est, qui suivait la côte et s’étendait à l’intérieur des terres jusqu’au Mississippi et insistait pour continuer à porter son ancienne appellation officielle. Entre les deux, la Zone occupée, où personne ne savait très bien ce qui se passait. On ne prenait pas très au sérieux la perspective de voir un jour les États-Unis réunifiés ; Demeris lui-même n’y croyait guère. Si l’Amérique n’avait pas su faire face aux étrangers à l’époque de l’invasion, comment pourrait-elle les battre maintenant que ses moyens techniques étaient quasi anéantis et de vastes portions de son territoire retournées à un état agreste antérieur à la révolution industrielle ?
Selon ses estimations, il devait continuer à se diriger peu ou prou vers l’est jusqu’à repérer des signes de présence spectrale. Toutefois, pour l’instant il avançait dans un désert de dunes tapissées de mesquite et de sauge. Il rencontra à nouveau des morceaux de paysage étranges, manifestement dus à la passion du remodelage professée par les extraterrestres, plus çà et là des traces à peine perceptibles d’anciens villages humains abandonnés, panneaux de signalisation rouillés ou murs à demi effondrés. Mais dans l’ensemble, il n’y avait pas grand-chose à voir.
Au bout d’une demi-heure de marche apparut un escadron de serpents ailés composé d’une dizaine d’individus volant en formation serrée. Puis le ciel se fit lourd et prit une teinte jaune violacé, comme un fruit talé qui commence à pourrir, et trois immenses créatures aux écailles rouges et luisantes pourvues d’ailes charnues en forme de voiles triangulaires passèrent au-dessus de sa tête en émettant des bouffées de gaz verdâtre à l’odeur rance de vieille paille humide. On aurait dit des dragons. Elles étaient suivies par une dizaine d’autres choses-serpents. Demeris fronça les sourcils et leur montra le poing. Dans l’air, la tension était palpable. En proie à une espèce de mauvais pressentiment, il attendit, mais la menace se dissipa comme par magie et le paysage qu’il connaissait depuis toujours se rétablit autour de lui, vierge de toute intervention venue des lointaines étoiles : le bon vieux Sud-Ouest avec ses lits de rivière asséchés et ses cieux immenses. Il se détendit quelque peu, mais pas entièrement.
Presque aussitôt, il entendit dans son dos un reniflement familier. Il se retourna et découvrit, le surplombant, la silhouette pesante de l’éléphant-chameau. Jill y était perchée, juste à l’avant de la bosse frontale.
Elle se pencha : « Alors, on n’a toujours pas changé d’avis ?
— Je vous croyais fâchée contre moi.
— Je le suis. Ou je l’étais. Mais ça me paraît tellement insensé, cette idée de vous lancer seul à pied alors que j’ai de la place…»
Il la regarda dans les yeux. Ce n’est pas tous les jours qu’on se voit offrir une seconde chance, dans la vie, songea-t-il. Pourtant, il restait indécis.
« Bon, écoutez ! fit-elle en le voyant hésiter encore. Vous voulez monter, oui ou non ? »
Il ne répondait toujours pas.
Elle lui décocha un sourire mauvais. « Vous avez toujours peur que je sois une Spectre, hein ? Eh bien, vérifiez, si vous voulez.
— J’ai jeté votre gadget dans la rivière. Je n’aime pas avoir ces choses-là sur moi.
— Ma foi, vous avez bien fait. » Elle rit. « Ce n’était pas du tout un charme. Seulement un vieux noyau électrique, et qui ne marchait même pas, en plus. Il ne vous aurait pas tellement renseigné.
— Qu’est-ce que c’est qu’un “noyau électrique” ?
— Un truc de Spectres. Vous auriez pu le rapporter chez vous comme preuve de votre passage. Bon, alors, vous vous décidez ? »
Tout à coup, il trouva ridicule de décliner une fois de plus.
« Oh et puis tant pis, tiens ! C’est d’accord. »
Jill donna un ordre à l’animal dans une langue qui devait être celle des Spectres, un chuintement évoquant un hoquet suivi d’un long sifflement aspiré ; la monture s’agenouilla. Demeris prit la main que lui offrait la jeune femme et celle-ci le hissa avec une facilité surprenante. Sur le dos ample de la bête était jeté une espèce de bât en corde tressée, moitié poncho, moitié selle, avec trois ouvertures pour les bosses. La tente et les affaires de Jill y étaient amarrées à l’arrière. « Vous n’avez qu’à attacher votre paquetage à l’une de ces ficelles, là. Ensuite, installez-vous derrière moi. »
Il se cala dans le creux entre la deuxième et la troisième bosse, puis s’assura une prise solide dans les mailles du bât, où ses doigts s’enfoncèrent profondément. Jill lança un nouvel ordre sifflé et l’animal se mit en marche.
Son mouvement se décomposait en un roulis, un ébranlement et un tangage successifs, très difficiles à encaisser. On était balancé à la fois de droite à gauche et de haut en bas, et à chaque pas Demeris voyait le sol monter à toute allure en décrivant de vertigineuses glissades. Pour n’avoir jamais vu ni l’océan ni aucune grande étendue d’eau, il connaissait tout de même la notion de mal de mer, et c’était tout à fait l’idée qu’il s’en faisait. Il s’étrangla, serra les lèvres et s’agrippa encore plus fermement à la selle.
« Ça va ? lui jeta Jill par-dessus son épaule.
— Ça va, ça va.
— Il faut un moment pour s’y faire, hein ?
— Un peu, oui. »
Demeris n’avait pas l’arrière-train très rembourré. Il sentait se mouvoir sous lui de formidables os qui le faisaient penser aux pistons d’une gigantesque machine. Il appliqua aussi vigoureusement que possible ses talons contre les flancs de l’animal.
« Vous avez vu passer ces créatures à ailes delta, tout à l’heure ? » s’enquit la jeune femme au bout d’un moment.
« Les grands dragons qui lâchaient de la fumée verte ?
— C’est ça. Ce sont des rabatteurs. Ils se rendent à Spectre City pour la grande chasse. On s’en sert pour canaliser le gibier vers les terrains de chasse. Chaque année, à cette époque, on les appelle pour contribuer au grand rassemblement.
— Et les serpents volants ?
— Ils encadrent les rabatteurs, qui ne sont pas très futés. Pas plus que, mettons, des chiens. Les serpents, eux, sont beaucoup plus malins. Ils dirigent les rabatteurs, qui répercutent leurs ordres sur le gibier. »
Demeris réfléchit. Il y avait donc une hiérarchie de l’intelligence parmi les créatures importées par les Spectres sur la planète terre en partie conquise par eux. Si les rabatteurs étaient malins comme des chiens, on pouvait se demander quel était le niveau des serpents. Parce qu’un chien, c’était déjà drôlement futé. D’ailleurs, on pouvait se poser la même question pour les Spectres.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chasse ? Qu’est-ce qu’ils y trouvent ?
— Du plaisir, répondit Jill. Du plaisir à la mode spectre.
— Rabattre des milliers d’animaux sauvages exotiques en un seul et même endroit puis les massacrer tous ensemble en créant une véritable marée de sang, c’est comme ça qu’ils s’amusent ?
— Attendez de voir ça », répliqua-t-elle.
Ils assistèrent à la transformation progressive du paysage : boucles et volutes de feu éblouissant, grosses sphères opaques flottant juste au-dessus du sol, lames argentées tournoyant dans les airs… Demeris fulminait. Toutes ces bizarreries lui donnaient une impression de vulnérabilité tout en lui faisant sentir qu’il n’était pas à sa place. À chaque nouvelle découverte, aussi étonnante que malvenue, il crachait par terre et maugréait avec irritation.
« Qu’est-ce qui vous énerve comme ça ? s’enquit Jill.
— J’ai horreur de toutes ces merdes cinglées qu’ils ont semées partout. Je ne supporte pas ce qu’ils ont fait de notre pays.
— Ça s’est passé il y a longtemps. Ce n’est pas à votre pays à vous qu’ils ont fait ça mais à celui de votre arrière-arrière-grand-père.
— N’empêche.
— Votre pays à vous, il est là-bas, de l’autre côté. Intact.
— N’empêche », répéta-t-il avant de cracher à nouveau.
Bien avant la tombée du soir, ils rencontrèrent une série d’affleurements sulfureux d’un jaune très vif qui ressemblaient à de mousseux oreillers de pierre et marquaient l’emplacement d’une source. Jill ordonna à sa monture de s’agenouiller puis sauta à terre avec agilité. Demeris, lui, descendit plus prudemment ; il avait déjà mal aux cuisses et aux fesses.
« Aidez-moi donc à monter la tente », fit Jill.
Il n’en avait encore jamais vu de ce type. Le piquet central se présentait sous la forme d’une simple petite tige en cire blanche, mais dès qu’on l’effleurait, sa taille triplait et il en jaillissait une armature complexe destinée à supporter la toile dans cinq directions différentes. Probablement d’origine spectre, songea-t-il. Les pitons étaient forgés dans le même matériau et il suffisait de les positionner correctement pour qu’ils s’enfoncent d’eux-mêmes dans le sol. Ce faisant, ils émettaient un faible tintement.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Demeris.
— Ils définissent un périmètre de sécurité sur cent mètres à la ronde. N’essayez surtout pas de le franchir pendant la nuit.
— Je n’en ai pas l’intention. »
La tente était juste assez grande pour deux. Il se demanda si Jill allait l’inviter à y passer la nuit.
Ils allèrent ramasser des brindilles de mesquite et allumèrent un feu. Puis Jill apporta pour dîner des sachets de légumes en poudre et une tranche de viande séchée. Pendant que le tout cuisait, elle alla s’accroupir au bord de la source qui, malgré le soufre omniprésent, donnait une eau fraîche et pure ; elle se dénuda jusqu’à la ceinture afin de faire sa toilette. Demeris fut troublé par ce spectacle. Il lança un bref regard à la baigneuse, mais elle ne parut pas s’en soucier ; l’avait-elle même remarqué ? En soi, c’était déjà troublant. Le provoquait-elle délibérément ? Ou bien sa présence lui était-elle complètement indifférente ?
À son tour il alla s’éclabousser le visage à l’eau froide et asperger ses épaules baignées de sueur. « À table ! » appela-t-elle quelques minutes plus tard.
La nuit tomba d’un coup. En l’espace de quelques instants le ciel passa du bleu foncé au noir absolu. Les étoiles ne tardèrent pas à apparaître, vives, nettes et fixes dans l’air cristallin du désert Demeris les contempla en se demandant laquelle pouvait bien être le monde d’origine des Spectres.
Qui ne s’étaient jamais donné la peine de le leur révéler. D’ailleurs, les étrangers n’avaient jamais révélé grand-chose sur eux-mêmes.
Tout en mangeant, il demanda à Jill si elle faisait souvent le trajet.
« Assez, oui, répondit-elle. Je joue les coursiers pour mon père ; je vais au Texas, en Louisiane, parfois même jusqu’en Oklahoma. » Une pause. Puis : « Je suis la fille de Ben Gorton », annonça-t-elle comme s’il devait forcément reconnaître le nom.
« Pardon ? La fille de qui ?
— De Ben Gorton. Le maire de Spectre City, quoi.
— Ah bon, Spectre City a un maire humain ?
— Pour la partie humaine, oui. Les Spectres ont leurs propres structures gouvernementales et nous les nôtres.
— Ah. Très honoré, alors. La fille du chef… Vous auriez dû me le dire avant.
— Je n’en ai pas vu l’intérêt. »
Le repas était terminé. Jill s’activa efficacement de part et d’autre du camp, rassemblant les ustensiles de cuisine, enterrant les déchets… Demeris en était sûr, à présent : le gamin du village s’était payé sa tête. Si Jill était vraiment une Spectre, il aurait largement eu le temps de s’en rendre compte.
Une fois les corvées de nettoyage achevées, elle souleva le rabat de la tente et fit mine d’y entrer. Lui resta en arrière, ne sachant quelle attitude adopter.
« Eh bien ? fit-elle. Vous pouvez entrer, si vous voulez. Mais vous préférez peut-être dormir dehors ? »
Il entra. Tandis qu’à l’extérieur, la température chutait vertigineusement à mesure que la nuit s’installait, dedans il régnait une tiédeur agréable. Il n’y avait qu’un seul sac de couchage, à peine assez large pour deux personnes ne voyant pas d’inconvénient à se serrer. En l’écoutant se déshabiller dans l’obscurité totale, il essaya de deviner combien de vêtements elle enlevait, mais ce n’était pas facile. Lui-même ôta sa chemise, puis hésita à faire de même avec son pantalon ; mais à ce moment-là, Jill rouvrit le rabat pour lancer une instruction à l’éléphant-chameau attaché juste devant la tente, et, à la clarté des étoiles, il entrevit ses cuisses et ses fesses nues. Alors il acheva de se dévêtir et se glissa dans le sac de couchage. Elle vint l’y rejoindre un instant plus tard. Il resta étendu là, tout gauche, s’efforçant de ne pas la toucher. Il y eut un temps de battement chargé de tension, puis elle lui effleura l’épaule, avec légèreté mais certainement pas par accident. Il ne lui en fallut pas davantage. Il n’avait tout de même pas fait vœu de chasteté. Il tâtonna dans le noir, trouva le creux de son épaule et fit glisser sa main jusqu’à la refermer sur un petit sein frais, ferme et élastique. Il passa doucement le pouce sur ses mamelons ; elle émit un léger ronronnement et il les sentit rapidement durcir sous la caresse. Les siens firent de même. Elle se tourna vers lui. Il eut un peu de mal à repérer sa bouche dans l’obscurité ; elle dut le guider en gloussant imperceptiblement, mais quand leurs lèvres se rencontrèrent, il sentit aussitôt le bout de sa langue l’encourager.
Alors, comme pour précipiter sa propre chute, il se surprit à se demander non sans perversité s’il n’était pas en train d’embrasser une Spectre, finalement ; il en eut aussitôt la nausée, ce qui le terrassa et lui fit perdre tous ses moyens. Mais elle se pressait contre lui avec insistance en faisant aller et venir ses seins sur son torse à lui et en poussant de petits miaulements d’impatience. Alors il se reprit promptement et se livra tout entier au parfum qui émanait d’elle en chassant de ses pensées tout ce qui n’était pas sensation immédiate. Et une fois passée cette première crise de doute, tout fut facile. Il trouva sans mal ses cuisses longues et lisses et quand vint le moment de se glisser en elle, là non plus il n’eut pas besoin d’aide ; malgré la maladresse de leurs mouvements, dans l’ignorance où ils étaient l’un de l’autre, ses halètements brûlants contre son épaule ainsi que ses petits cris étouffés mais explicites ne lui laissèrent aucun doute : tout se passait bien.
Quand ce fut fini, il resta un long moment éveillé à écouter le tintement rassurant des pitons de la tente et, de temps en temps, le lointain appel d’une créature du désert. Il s’imagina percevoir également le souffle nasal et insistant de l’éléphant-chameau évoquant un énorme appareil de ventilation de l’autre côté de la toile. Jill, pelotonnée contre lui comme s’ils étaient de vieux amis, avait sombré dans le sommeil.
Le lendemain matin, comme ils chevauchaient en silence depuis un bon moment déjà, elle lui demanda tout à coup : « Tu as déjà été marié, Nick ? »
Il fut frappé par l’incongruité de la question. Jusque-là, elle lui avait paru perdue à des millions de kilomètres de lui. Quand il avait voulu lui refaire l’amour à l’aube, il s’était heurté à son indifférence, et pendant tout le temps qu’il leur avait fallu pour lever le camp et se remettre en route, elle s’était montrée distante, voire pleine de froideur à son égard, en tout cas tout entière à sa tâche.
« Non, répondit-il. Et toi ?
— Je ne m’en suis pas préoccupée. Mais je croyais qu’au Pays libre tout le monde se mariait. Que vous étiez tous des gens normaux, bien comme il faut, qui se casaient très tôt et fondaient des familles nombreuses. » L’éléphant-chameau oscillait, tressautait. Ils suivaient une piste assez large jalonnée de part et d’autre de longs rubans translucides apparemment constitués d’une espèce de gelée ; montés sur des piquets noirs et épineux qui semblaient surgir du sol comme de jeunes arbres, ils mesuraient bien trente mètres de long.
« J’ai élevé une nombreuse famille, en effet, reprit-il. Mais c’étaient mes frères et sœurs. Mon père est mort dans un accident de chasse quand j’avais dix ans. Il se peut qu’on l’ait confondu avec une bestiole spectre passée du mauvais côté de la frontière ; on n’a jamais très bien su. Là-dessus, ma mère a attrapé la fièvre bleue. Ça ne m’a pas laissé beaucoup de temps pour songer à prendre femme.
— La fièvre bleue ?
— Tu ne sais pas ce que c’est ? Une maladie infectieuse. Ça te tue en trois jours sans espoir de guérison. On dit que ce sont les Spectres qui l’ont apportée avec eux.
— On ne connaît pas ça de ce côté-ci, remarqua-t-elle. Du moins pas que je sache.
— S’ils nous l’ont apportée, ils doivent savoir comment la soigner. Mais nous, nous n’avons pas cette chance. Enfin bref ; j’avais donc toute une ribambelle de gosses à élever. Mais bien sûr, ils sont grands maintenant.
— Pourtant, tu continues à t’en occuper. Je veux dire, puisque tu es venu jusqu’ici à la recherche de ton frère.
— Il faut bien que quelqu’un s’en charge.
— Et s’il ne voulait pas que tu te lances à sa poursuite ? »
Demeris s’alarma. Il savait Tom tourmenté, incapable de tenir en place, mais sans pour autant être perturbé. « Tu as des raisons de croire qu’il voudrait s’installer ici pour de bon ?
— Je n’ai pas dit ça. Mais il pourrait préférer qu’on ne vienne pas le rechercher. Il y a pas mal de jeunes gens qui ne repartent jamais, tu sais.
— Non, j’ignorais. Je ne l’ai jamais entendu dire. Qu’est-ce qui pourrait pousser un citoyen du Pays libre à rester du côté spectre ?
— La perspective de s’amuser ? proposa-t-elle. De fréquenter les Spectres. De participer à leurs jeux. De chasser leurs animaux. Les deux se mélangent pas mal, ces temps-ci.
— Ah ? » fit-il, mal à l’aise. Il contempla la nuque de Jill. Il la trouvait drôlement bizarre. Oui, un sacré mystère, cette fille.
« Je me pose des questions sur le mariage, reprit-elle, à nouveau distante. Quel effet cela peut faire de se réveiller auprès de la même personne jour après jour. De partager sa vie pendant des années. Ça me paraît très beau. Mais aussi un peu bizarre. J’ai du mal à l’imaginer.
— Le mariage n’existe donc pas à Spectre City ?
— Pas vraiment. Pas au sens où vous l’entendez, vous.
— Eh bien, tu n’as qu’à essayer. Si ça ne te plaît pas, tu peux toujours faire marche arrière. Je ne connais personne qui trouve le mariage bizarre. Bon sang, je suis sûr que les mœurs des Spectres le sont cent fois plus, alors que toi, tu y vois sans doute la chose la plus naturelle du monde.
— Chez les Spectres, on ne se marie pas. On ne connaît même pas le sexe, en fait. D’après ce que j’ai compris, ça se rapproche davantage des mœurs des poissons, sans qu’il y ait contact direct.
— Très excitant. J’aimerais essayer. Il me suffirait de trouver une jolie petite Spectre. » Il s’était efforcé de parler avec légèreté. Mais elle se retourna pour lui jeter un regard.
« Toujours pas convaincu, hein, Nick ? »
Il ne releva pas. « Écoute, tu peux toujours tenter ta chance et te marier pour quelque temps, non ? Puisque tu es si curieuse de savoir ce que ça fait.
— C’est une proposition, Nick ?
— Mais non. Pas du tout. Simple suggestion. »
Une heure après leur départ, ils tombèrent sur une curieuse dépression violette d’une centaine de mètres de large à l’endroit le plus profond, une fosse ovale pourvue d’une saillie émoussée aux quatre coins, plus une à chaque extrémité.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Demeris. Un cimetière Spectre ?
— C’est nouveau. Je n’avais encore jamais vu ce trou. »
Un accès de curiosité passager le poussa à demander : « On peut jeter un coup d’œil ? »
Elle arrêta l’éléphant-chameau et tous deux sautèrent à terre. La fosse aurait pu être un lac tant elle ressortait nettement, sombre et dense, sur le fond de terrain sablonneux, mais son contenu n’avait rien de liquide : on aurait plutôt dit une tache s’enfonçant de plusieurs mètres dans le sol. Ils s’approchèrent. Demeris vit quelque chose bouger sous la surface, vers le milieu, une espèce de mouvement spiralé ; il allait le signaler à Jill lorsque, soudain, la rive se mit à trembler. Un mince bras caoutchouteux émergea de la masse violette pour aller se nouer autour de la jambe gauche de la jeune femme et l’attirer à lui. Jill poussa un cri aigu suivi d’un singulier chuintement. Demeris tira prestement son couteau de l’étui pendant à sa ceinture et trancha la chose, qui ne voulait plus lâcher Jill. Il y eut une vibration sonore et il sentit un élancement incandescent remonter dans son bras jusqu’à hauteur d’épaule avec une violence qui se répercuta jusque sous son col de chemise avant de s’évanouir ; il recula de quelques pas mal assurés. Le morceau de bras noueux enroulé autour de Jill retomba ; l’autre partie se tordait convulsivement sous leurs yeux. Il saisit la jeune femme par le poignet et l’entraîna en arrière.
« Ça doit être une sorte de piège à gibier, commenta-t-il. Ou destiné aux voyageurs assez bêtes pour trop s’approcher. Viens, filons d’ici. »
Elle était pâle et tremblante. « Merci », fit-elle simplement comme ils revenaient vers l’éléphant-chameau.
Pas très convaincant, comme démonstration de gratitude, se dit-il.